une nuit dans les bas-fonds

Célestine flotte dans la lumière vive ; elle s’imagine Méduse, ses cheveux teintés de reflets orange prennent vie, ils ondulent et pétrifient les importuns. Ses membres se dissolvent et elle ne parvient à voir ni ses extrémités ni les murs qui l’entourent. Son regard bleu trouble se perd en conjectures. Elle n’a jamais su s’adapter à la fonction qui lui est assignée, mais à force de feintes, elle réussit à la jouer. Mécaniquement. Il lui semble que les mots dont elle use ne signifient rien. Articuler. Sourire. Se crisper. Masquer. Elle a lutté un moment avant la capitulation, désormais elle fuit. Elle fuite de toute part jusqu’à se répandre. La flaque grandit à l’intérieur et la comédie se déroule sur une scène parfaitement sèche.
Le ciel tombe comme un rideau de théâtre. Célestine éteint le mode diurne de son être colonisé par des activités qui ne la concernent pas. Travail salarié et relations imposées, gestes répétitifs et réflexions cantonnées à la tâche. Au crépuscule, la femme des brumes s’évade. Elle court sans distinguer la route qu’elle emprunte pour rentrer à la maison. Elle sait que le chemin est bordé de hautes herbes, d’orties et de fougères ; elle pense à la faune qui peuple les fourrés ; coccinelles, coléoptères et papillons s’envolent dans son esprit, tandis que lézards et mulots y dansent la farandole. Plus l’atmosphère s’assombrit, plus Célestine prend corps. Les veines pulsent sur sa main, l’os du poignet se détache de son bras ; ses poils noircissent sous la loupe de sa conscience, des égratignures apparaissent çà et là ; elle voit ses jambes maigres trébucher sur les pierres.
A l’entrée du terrier, elle se faufile. La voici seule dans un environnement connu, sécurisé. Nue, elle se couche sur un lit de mousse et étire ses muscles, prête pour l’aventure ; les pensées débouchent sur des séquences en couleur. Le temps s’égrène, comme on dit. Errant dans un demi-sommeil, Célestine ouvre les yeux. Noir absolu et crise de panique. On l’observe. Tapi dans l’ombre, il y a quelqu’un. Devant elle, bientôt sur elle. Comme un animal traqué, elle se fige. Sans un bruit, elle tourne le dos à la menace et referme les yeux. Bleu roi. Célestine plonge dans l’eau violette et nage à la surface ; les sillons qui se forment à son passage brillent sous la lune. Elle virevolte entourée de halos, inconsciente et hors du monde ; elle peint les ténèbres.
Célestine s’enfonce. Elle ne sent ni le froid ni le liquide qui l’absorbe. Elle nage et descend toujours plus loin. Elle passe un palier, débloque la porte blindée d’un sas et avance dans les abysses. Ses paupières plissées laissent entrevoir les fonds marins, l’eau trouble et turquoise, la roche, les algues et des coraux rouges. Nouveau sas, nouvelle porte qui chuinte. Continuer. Encore. Emerger dégoulinante au milieu d’une grotte immense et sombre. La femme amphibie demeure chez elle malgré l’étrangeté des lieux. Elle s’ébroue et marche dans un tunnel temporel. Ses pas marquent le sol.
Intérieur nuit dans une chambre d’un autre âge, sous les combles. Des proches sans visage la cernent. Une robe de curé dont elle perçoit la texture et le gris élimé. Le crâne tacheté d’un grand-père chauve. Des questions assaillent sa mémoire et la mettent à terre. Quelle est sa posture, que fait-il de ses mains, de son ventre, de sa bouche. Où se cache la grand-mère. Crispation corporelle maximale. Recherche de vérités trop cruelles pour que l’hippocampe puisse en témoigner ; certaines images surgissent qui déchirent l’écran du silence ; elles entraînent Célestine et son amnésie dans une ronde folle. Vrai. Faux. L’adulte veut savoir. L’enfant oublier. Passé. Présent. Elle mélange tout. Tourbillons, spirales, nausée et vomissement. Elle hurle intérieurement, éclate et ramasse les morceaux.
A chaque sommeil, sa vigie sonde l’horreur. D’une pièce à l’autre, elle interroge son corps, les sensations, les odeurs, les couleurs. Qui. Quoi. Déroule les bribes. Démêle les fils. Elle ne plonge plus, elle sombre. Epave à la coque percée, nue et ensanglantée, Célestine est vivante. Pour échapper à la terreur, elle doit s’extirper des fonds marins ; la respiration bloquée et les pupilles dilatées, elle remonte les paliers en un mouvement puissant qui disperse les baudroies attirées par le sang.
Une fois son pouls régulé et son enveloppe réparée, Célestine, depuis la grotte, s’engage dans la direction opposée. La femme cassée retrouve un être désiré dans un hall lumineux. Il lui dessine des cercles sur la tempe et elle colle sa chair meurtrie contre la sienne. Se toucher et s’affoler ; les caresses comme un baume chassent le trauma. Les gestes sont les mêmes que ceux du vieillard, mais les souffles s’accordent et le corps vibre, Célestine transforme la douleur en plaisir dans les méandres et les fantasmes. Le cinéma intérieur rend les monstres à leur caveau, inoffensifs car définitivement bouffés par les vers. Il reconstruit la petite réduite en bouillie et tente un épanouissement. Arrêt sur image.
L’aube pointe et la virée en eaux profondes se termine. Célestine appréhende de rejouer la journée d’hier et de demain. Elle craint également l’attraction marine et les risques de noyades. Elle esquisse la trame d’une expédition future, s’improvise astronaute et enfile sa combinaison pour un repérage. Les yeux clos, elle amorce un décollage. Très vite, Célestine plane au-dessus du globe, en détaille les continents et les océans. Elle explore des constellations à des années-lumière. Les paysages lunaires défilent. Entre monts et merveilles, elle vole jusqu’à l’assoupissement avant de se poser en terre de léthargies. La voyageuse de la nuit rejoint pour un instant Morphée sur le lichen doux de sa tanière. Libre et sans rêve.
