On leur avait pourtant dit de rester chez eux.

Léon gisait en boule dans l’obscurité, sur le sol glacé de sa cuisine. Il avait barricadé les fenêtres et poussé tous ses meubles contre la porte d’entrée, pas un rai de lumière ne filtrait dans la pièce. Il ne voulait plus penser. Néanmoins, des images surgissaient ; des souvenirs le narguaient, qu’il chassait sans succès d’un revers de la main.
Célestine. Elle tournait en rond avec sa chevelure dense. Elle se cognait aux murs qui se rapprochaient dangereusement chaque jour, compressant sa frêle cage thoracique. La première fois qu’ils tentèrent une sortie, le printemps battait son plein. Elle voulait seulement respirer l’air du dehors et admirer les cerisiers en fleurs. Elle avait facilement convaincu Léon, en lui caressant les tempes du bout des doigts et le fixant de ses grands yeux captifs : « Juste une petite bouffée pour survivre ! », avait-elle quémandé. À peine eurent-ils franchi le seuil de l’appartement, que Célestine sentit le regard courroucé des voisins derrière l’oeilleton. Elle les imagina au téléphone et déjà, le portier la plaquait au sol. Elle dut passer dix jours confinée dans le cagibi, sous l’escalier menant à la cave. Léon fut quant à lui maîtrisé par le concierge et enfermé dans la buanderie.
Lors de la seconde tentative, ils sautèrent discrètement par la fenêtre. Ce jour-là, Célestine voulait toucher ses semblables. Elle avait pressé fortement la main de Léon pour l’entraîner au-dehors. Bien qu’habitant à l’entresol, Léon se foula salement la cheville en atterrissant sur la pelouse et resta en rade devant chez eux. « Fonce, ne m’attends pas ! », cria-t-il. Célestine courut sur le boulevard, cherchant des corps qui se tiendraient à distance. Elle s’imaginait embrasser et serrer entre ses bras blancs des êtres avides de caresses. Elle ne vit qu’un nettoyeur fatigué, balayant au loin ; dans un sourire, elle lui sauta dessus et ne le lâcha plus. Très vite, des infirmiers l’arrachèrent à son étreinte, libérant le travailleur surpris. Ils embarquèrent l’assaillante et lui passèrent la camisole intégrale. Le Tribunal ne retint pas l’accusation de « tentative d’homicide volontaire », car on déclara Célestine irresponsable. Les médecins lui prescrivirent des électrochocs et elle sortit de l’hôpital après quatre semaines, jurant sur l’honneur que les contacts physiques la dégoûtaient. Elle semblait guérie.
La dernière fois, son regard implacable et triste fixa Léon jusqu’à ce qu’il capitule. Avec les draps du lit, Célestine avait confectionné une jolie banderole demandant la liberté de se réunir. Elle rêvait de rassemblements, mais aussi de soirées endiablées, à danser collés et encore de mots, d’échanges, d’images ou de mouvements à découvrir ensemble, entourés d’une foule complice. Ils s’échappèrent de nuit, escaladant la façade et gagnant le centre-ville par les toits. Repérés par des drones, ils tentèrent vainement de les caillasser ; puis ils semèrent les véhicules de la brigade sanitaire qui pourchassait les contrevenants et les sans-abri. Ils hurlèrent à la recherche de l’humanité disparue sous les fenêtres des hauts quartiers. Ils furent rapidement rejoints par une horde de crieurs indociles, accourant des coins sombres alentour : « Laissez-nous sortir ! Libérez-nous ! », beuglaient-ils. La police ne tarda pas à rappliquer. Cerné par des dizaines de paniers à salade, Léon fut arrêté avec d’autres déconfinés et écopa de trois années de prison, dont une à l’isolement. Cette incarcération initia l’existence recluse qu’il menait depuis lors. Célestine eut moins de chance, elle se prit trois balles dans le coeur et s’effondra sans bruit ; les yeux toujours grands ouverts, braqués sur un monde fuyant.
Les paupières closes et résignées, Léon refusait de penser. Il attendait la fin, immobile dans le noir de sa cuisine.
On leur avait pourtant dit de rester chez eux.