
1988. Il y a peu, le monde extérieur m’apparaissait comme une menace et je me réfugiais dans une armoire. Fin de l’adolescence, j’ai les cheveux bleus et je survis en périphérie.
J’entends les conversations au rayon cosmétique et le bruit des caisses qui résonnent comme un gong dans ma tête, les sons cognent de gauche à droite et de droite à gauche contre le conduit de mon oreille interne, j’ai la nausée et je ferme les yeux. J’aimerais garder vivantes les sensations de la nuit ; les images enfumées de la veille, les visages hilares et les corps pressés contre les murs en pierre de la cave se superposent à l’environnement hostile du supermarché ; le noir et les pogos sur le devant de la scène éclipsés par les néons au plafond, je dois me concentrer sur la marchandise qui défile sur le tapis. Je bâille bruyamment, je sens mon trait de khôl couler sur ma joue et le connard qui attend pour payer me fixe d’un air réprobateur, j’ai un flash, je balance ses yaourts, sa nourriture pour chien et ses bouteilles de sirop bon marché sur le sol immaculé. Il chute et se fige dans le liquide sucré saveur grenadine, il sombre et disparaît sous la chape de béton. Je devine les effets de l’acide qui remontent et troublent mes sens. Les yeux fermés, je continue le film, je me roule par terre, je déglingue les étalages et d’autres clients reproduisent mes gesticulations. J’apprécie le chaos dans les rayonnages. Lorsque j’ouvre les yeux, le gars n’a pas bougé avec sa face blême de crotale. Je lui sers ma litanie, 53 francs soixante s’il vous plaît merci au revoir ; je ne souris pas, j’explose à l’intérieur. Je compte les minutes et mes mains tremblent.
Je transpire sous mon uniforme bleu qui recouvre les trous de mes bas résille. Il est dix heures, encore sept heures à tenir. Je relève la tête et je vois Fish qui patiente dans la queue, le caddie débordant. Je pourrais l’embrasser tant il détonne dans ce milieu aseptisé. J’esquisse un sourire et l’ignore. Il ne faut pas qu’il oublie de mettre le chariot entre lui et le client suivant. Avec son pull orange éclatant et son Perfecto, je prie pour que la mateuse ne l’ait pas dans le collimateur. Où se cache-t-elle ? Je sais de quoi elle est capable cette pauvre tache, elle a déjà enfermé dans le bureau un vieux qui n’avait pas payé sa glace à l’eau. Bonjour Monsieur. Bonjour Madame. Fish ne peut pas s’empêcher de m’effleurer les doigts et de murmurer un : « Tu es bien rentrée hier ? ». On va se faire choper. Je hoche la tête et place mon index devant la bouche pour qu’il se taise. Je commence à tiper 50 centimes un gigot de deux kilos, j’exagère ? Un franc le gruyère et deux francs le saumon fumé écossais. Pour le reste, j’enregistre un article sur trois, à prix réduit bien sûr. Que personne n’entende le total que je chuchote. Tout va bien, Fish a gagné la sortie non sans m’envoyer un baiser de loin. Je rigole et pense à la formation débile qu’on a suivie pour se faire exploiter dans ce job, ne pas se tromper de type de produits – des fois qu’on confondrait un fruit avec une assiette ou un fromage – et ne pas hésiter à sonder l’intérieur des sacs, à dénoncer les vols.. quelles conneries ! Je travaille le samedi et les vacances, presque toujours dans un magasin différent ; caissière tournante, on nous appelle. Je n’aime pas ça, mais je me venge et j’emmerde le salariat.
Temps creux. Je dérive tout en mimant mécaniquement les gestes imposés par ma fonction. Je rejoins en pensée Laurie, ma super pote qui cumule les fugues, les foyers et les bagarres, elle a même pris récemment trois coups de couteau. Hier, on a chanté, on a joué, on a crié et on a bu jusqu’à vomir, avant de faire la manche pour aller au concert. Alcool, LSD et ecstasy, effractions de cave et bris de vitres, on n’a pas mal, pas peur et surtout on vous emmerde.
Pas le moment de souffler, j’aperçois ma sœur au loin qui cligne de l’œil avec son service à thé japonais et le four à raclette pour huit personnes, je me demande si elle a trouvé les derniers modèles de marmites en fonte. Je regarde autour de moi et je surprends Lucie, la caissière à ma gauche, qui me mate ostensiblement, le visage moqueur posé sur sa paume ; sa caisse est vide. Je lui fais un signe, confiante. J’essaie de ne pas perdre pied, la nuit blanche ne m’aide pas. Là aussi, je fais mine de ne pas reconnaître ma sœur qui rayonne, tu parles elle vient d’emménager, heureusement que je lui file un coup de pouce avec la vaisselle. Je me tourne. Lucie continue de m’observer. Qu’est-ce que je risque ? S’ils me virent, je ne vais pas chialer. Ça sera juste chiant pour payer l’école. Je me tourne un peu plus et dans mon champ de vision apparaît M. Gaio, torve, chauve et gluant. J’emmerde le chef et j’emmerde la Migros notre mère nourricière. Je tape 1 franc 50 la casserole en Inox. Qu’ils aillent se faire foutre cette bande de vieux paternalistes qui affichent la courbe de leurs bénéfices à la cafétéria du personnel, alors qu’on pointe à 16 francs suisse de l’heure. Bing, va pour une thune l’aspirateur Electrolux. Je salue discrètement ma soeur et je serre les poings. Qu’ils viennent. Le crâne de M. Gaio explose comme une coquille d’œuf sous ma puissance de frappe. J’inspire. Même pas peur je vous dis. J’expire.
Ma collègue Lucie a disparu et Gaio traîne dans les rayonnages, indemne et le crâne luisant. Personne ne me passe les menottes et plus personne ne profite de ce samedi de réductions. Mes amies cuvent certainement. Une après-midi calme qui n’en finit pas de jouer la répétition. Je me relâche et manque plusieurs fois de me péter le nez en m’endormant sur ma caisse. Je sors mon livre. « Il rêve qu’il est heureux ; que sa nature corporelle a changé ; ou que du moins, il s’est envolé sur un nuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de même nature que lui (…) il rêve que les fleurs dansent autour de lui, en rond comme d’immenses guirlandes folles, et l’imprègnent de leurs parfums suaves ». Je lève les bras et je tournoie sur ma chaise. Je kiffe Lautréamont, il a écrit ce texte pour moi. Je termine la journée entourée d’êtres fantastiques.
17h, dans les vestiaires je pousse un soupir de soulagement qui retentit jusqu’au sous-sol. Je timbre, enlève ma blouse, la jette en boule dans mon casier et m’enfuis en courant. Je passe la porte et … sur le trottoir en face, Lucie me guette. Je sursaute et tente de me cacher derrière un poteau, je cherche du regard un flic, le chef ou la surveillante. Moi qui me croyais définitivement tirée d’affaire. Merde ! J’hésite à piquer un sprint, je suis claquée. Lucie s’approche et éclate de rire devant mon air déconfit. Je n’avais jamais remarqué ses mèches rouges sur le côté qui s’échappent de son bonnet. Elle sort deux billets de cent de sa poche et attrape doucement ma main : « Un pour toi, dit-elle, on les a bien mérités, tu trouves pas ? »