nuit posthume

  

Morceline danse. Elle ondule dans le noir. Une vague déferle et ses bras se déploient, son torse et ses hanches suivent un rythme qu’elle seule perçoit, ses jambes se soulèvent et l’emportent sur le sol en basalte. Bientôt, elle sortira de l’ombre. En attendant la lumière, ses yeux restent clos. Si elle les ouvrait, elle trahirait un pacte et ses paupières se déchireraient. Dans les ténèbres, personne ne pourrait deviner les mouvements parfaits de son corps, ni même distinguer les parois rocheuses qui l’entourent. Morceline a appris à écouter, à sentir et à toucher ; elle sonde son coeur pour s’orienter dans les cavernes et les galeries qui forment un labyrinthe. Elle vient de se réveiller d’un long sommeil et s’échauffe dans une danse initiatique, avant d’entreprendre son ascension. Elle noue d’un geste rapide ses cheveux poussiéreux et agrippe les pierres saillantes pour se hisser. Sa peau cloque au contact de la lave durcie du volcan sans qu’elle n’en éprouve la douleur. Morceline visualise la faune qui peuple les trous dans la roche ; scolopendres, araignées et chauve-souris déguerpissent à son passage. Elle leur sourit. Des projecteurs braqués sur la scène éclaireraient la détermination qui l’anime.

J’ai recouvré dans ces pas un élan guerrier. Je n’ai pas eu besoin de musique, je me suis souvenue de nos vers et je les ai scandés ; je les ai murmurés et je les ai criés. J’existe aussi pour ce moment où je remonte. En moi, je porte la prétention du monde du dessous. La terre a tremblé, elle a ravivé nos chairs. J’ai hâte que nous nous propagions.

Au sommet du cratère, le voile craque et Morceline découvre un paysage rouge ; une ville pourpre se dessine au loin. La femme de l’ombre s’étire. Elle a suivi l’appel de ses semblables. Sur les montagnes et les buttes, elles s’exhument comme une armée de marmottes au printemps. Morceline se concentre pour ordonner sa pensée et récupérer ses réflexes ; elle inspire pleinement et tâte ses muscles. Avant le séisme elle n’envisageait pas revenir, mais elle connaît si bien le monde du dehors. Elle saura reconnaître les êtres qui s’adapteront aux profondeurs, ceux et celles dont les griffes poussent. Si leur présence s’insinue dans l’esprit de Morceline, elle n’a toutefois aucune idée de comment les libérer. Une main devant le front, elle étudie sa position, observe la plaine et en détaille les altérations.

Mes yeux saignent au soleil. Comment résister au spectacle de la dévastation ? Naguère, je concevais deux réalités. Le terrier et la forêt. La forêt a disparu. C’est fini ; nous étions préparées, mais nous n’y croyions pas vraiment. On nous l’avait pourtant rabâché deux décennies durant comme une fatalité. Peu importe, nous creuserons et nous descendrons plus au centre de la Terre. Nous boucherons les issues et nous respirerons à jamais le souffle de la nuit. 

Morceline peine à se mettre en marche, elle ne doit pas seulement se réadapter à l’extérieur, elle doit réintégrer le passé. Elle lisse les poils sur son visage en songeant aux personnes qu’elle a abandonnées et qui n’ont jamais cessé de l’accompagner. Ses anciennes alliées. Et les nouvelles ? Seront-elles prêtes à s’enfoncer dans les failles ? Il leur faudra vaincre la peur du noir et maîtriser le langage du coeur pour saisir ce nouvel environnement, apprendre à creuser et à accepter la transformation. Se débarrasser d’une part désuète de l’âme humaine pour endosser celle des fouisseuses. Cohabiter avec le lichen, les insectes, les larves, les rongeurs et les considérer. Faire corps avec la matière et la terre. Se laisser envahir par la force des profondeurs. Morceline appréhende la rencontre, mais elle ne traîne pas. Elle réfléchit au chemin qui mène au camp – aménagé dans des entrepôts désaffectés – et au moyen de s’y introduire. Elle parcourt le versant sud en direction de la ville où elle est née. Elle constate l’avancée du désastre. L’air vicié, le sol noir, les fermes abandonnées. Il n’y a pas un chat, ni même une volaille ou un cheval ; où donc les a-t-on déportés ?

Je m’accordais une période contemplative dans les fonds éteints du volcan – à vrai dire, je pensais en avoir fini avec la surface – jusqu’aux secousses, où j’ai entendu mes complices des terriers dans ma tête. J’ai suivi leur appel et me voici en route. Chacune d’entre nous retourne à sa source pour tenter de sauver les êtres qui forment la communauté humaine dans les prisons, les asiles et les camps. Les puissants peuvent migrer dans l’espace ou construire des coupoles de verre pour protéger leurs privilèges. Ils ont perdu. Ils ont provoqué leur chute ; leur empire contaminé vacille et il s’écroulera. Quant à nous, nous mutons et nous survivrons. Notre richesse réside en bas et nous manquons de déviants avec lesquels la partager.

Les transformations que Morceline a subies freinent sa progression. Elle sue abondamment sous sa fine fourrure ; ses yeux ne parviennent pas à fixer l’horizon et elle ne discerne pas nettement les contours des bâtiments en bordure de la ville ; ses membres engourdis pèsent lourd ; elle trébuche, ses griffes s’accrochent sur les racines sèches. Combien d’années se sont écoulées depuis sa dernière sortie ? Morceline se rend compte que les phases d’endormissement les ont préservées ; dans les abîmes, l’existence s’est allongée. A l’extérieur, par contre, elle ressent une accélération, un paysage uniforme s’est imposé sur la diversité de la nature. La femme de l’ombre croit d’abord que ses sens sont perturbés, mais la plupart des couleurs se sont estompées et elle n’entend plus le bruit rassurant de la rivière. L’herbe a cédé sous une couche grise de sédiments et quelques arbres chétifs baissent les bras, leurs branches nues carbonisées. 

Je me souviens de la fracture, du point de non-retour. Je me suis réveillée un matin et je voyais trouble. Je ne pouvais plus feindre ; il était impossible de continuer à collaborer. J’ai commencé à avoir des crises, je hurlais, je gesticulais, je frappais parfois, de préférence mes supérieurs ou les uniformes. On m’a enfermée dans les entrepôts où je me dirige maintenant. J’y ai découvert des femmes – mais pas que – des vieilles, des jeunes, des très vieilles, des très jeunes. Des étudiantes, des ouvrières et des artistes, des chômeuses, des professeures et des scientifiques, des étrangères et des femmes du coin. De tous bords et d’origines confondues, mais principalement désargentées et fuyant les foyers. Nous étions tant, de soi-disant déséquilibrées, à souffrir du même mal, à ne plus supporter la lumière du jour qui se reflétait sur les vitrines, les flux permanents, les regards vides, l’excès de marchandises sur les étals, les animaux domestiqués et décimés, la nature agonisante. Nous ne tolérions plus de voir des têtes grisonnantes fouiller dans les poubelles faute de moyens, ni des gamines exilées s’installer dans la rue à la merci des prédateurs. L’hypocrisie du système nous oppressait. Sans nous concerter, nous avons arrêté de travailler, de payer et d’obéir. Nous avons rejeté les injonctions des pères et des conjoints, des hauts en fonction, des représentants de l’ordre et des représentants tout court. Nous avons refusé d’enfanter. Certaines se mettaient en boule et demeuraient figées ; d’autres roulaient dans les administrations ou au milieu de la circulation provoquant des chutes de matériel, des accidents et des échauffourées. Nous détruisions systématiquement les produits exposés dans les grands magasins ou alors, nous les distribuions. Nous nous postions devant les bureaux et les usines et nous empêchions les employés d’entrer. Nous occupions les parcs, les cimetières, les centres commerciaux, les stades ; nous réaménagions les espaces publics, nous les parions de désordres et de feux. Les autorités nous ont internées, nous nous sommes évadées et nous avons recommencé. Nous étions si nombreuses, les agents de sécurité étaient complètement débordés.

Une enceinte haute d’une cinquantaine de mètres entoure la ville et sur les ruines des maisons en dehors, la flore s’épuise sans reprendre ses droits. Toutes les personnes habitant la région paraissent désormais vivre à l’intérieur des murs. Comment y pénétrer en se soustrayant aux vigies postées sur les tours de garde ? Morceline rejoint deux comparses qui l’attendent à l’orée de ce qui reste du grand bois. Elles échangent un regard, clignent de l’oeil et caressent leur moustache, heureuses de se retrouver. Elles ne tergiversent pas, elles entreprennent de creuser. Les trois foreuses s’enfoncent sous l’humus et progressent jusqu’aux égouts, guettant la nuit pour explorer l’autre côté qu’elles ont quitté dans une lointaine temporalité. 

A la fin, pour échapper aux rafles et aux déploiements de violence, nous nous sommes réfugiées dans les parkings en périphérie, où personne ne s’est aventuré à nous traquer. Là, nous avons eu l’idée géniale de creuser des galeries et d’expérimenter un commun souterrain. Une fois la terreur de l’obscurité déposée aux étages supérieurs, nous avons ressenti l’apaisement. Plus les jours passaient, plus remonter semblait impensable. La transformation s’est opérée ; notre ouïe s’est développée, des griffes ont poussé sur nos ongles, un léger duvet a recouvert notre peau et notre respiration s’est ralentie ; nous dormions davantage, surtout l’hiver, puis le temps a paru se distendre. Nous n’avons éprouvé qu’une difficulté : nous adapter à la nourriture, car nous avions décidé de ne plus consommer la chair qui nous environnait, fut-elle celle d’un rongeur ou d’un ver. Nous nous sommes vite accommodées de racines et de champignons et bientôt, la nourriture spirituelle nous a rassasiées. Nous respirons, nous méditons, nous rêvons, nous philosophons. Nous sculptons et nous gravons la roche. Nous aménageons des tunnels, ainsi que des cavités sur des milliers de kilomètres. Nous nous lovons les unes contre les autres et découvrons avec volupté nos anatomies –  si certaines se sont vues dotées d’hermaphrodisme, nous préférons pour l’instant éviter de nous reproduire et nous contentons d’en tirer du plaisir. Nous communiquons mentalement entre congénères de territoires parfois très éloignés et nous inventons un langage poétique direct. Nous organisons au mieux la vie en profondeuret nous excellons dans tout ce qui concerne cet art. Nous rallions à présent la surface pour que d’autres gagnent nos somptueux palais au coeur de la terre. Nous sommes la force du passé et du présent, la force à venir. Le noyau de la Terre nous ramène à nos origines et nous magnétise. 

Parvenu à l’intérieur de la cité, le trio comprend tout de suite que les conditions de vie se sont aggravées, à l’image de l’extérieur. Dans les rues désertes illuminées par de gigantesques projecteurs, seuls patrouillent des gardes et des drones qui survolent les carrefours et les places ; la population semble recluse dans les habitations. Echappant aux halos verts et aux caméras, Morceline, curieuse, passe sous les fenêtres barricadées de son enfance. Elle a un pincement au coeur et se demande ce que sont devenus sa famille, ses camarades de classe, ses connaissances, ses collègues. Puis, elle se rappelle les proches qui ont accepté des règles de plus en plus strictes, qui travaillaient lorsque les salaires ne tombaient plus ; elle pense encore aux individus qui renforçaient le système de par leur misérable fonction : les huissiers, les juges, les gratte-papier, les gardes. Enfin, ceux et celles qui n’ont pas bougé et qui n’ont rien dit lorsque l’on tuait aux frontières ou que l’on tabassait en bas de chez eux, qui ont tenu leur porte close lorsqu’un fugitif appelait à l’aide. Ceux et celles qui ont permis à la répression de s’exercer ; les coups, les enfermements, les disparitions. Tant d’événements qui ont poussé Morceline et ses doubles à se rebeller davantage, à s’enfuir et à creuser. Aujourd’hui, les citadins soumis ont conscience de la catastrophe, ils connaissent tous et toutes l’ampleur des crimes commis, la teinte brune que prend le sang coagulé, la ligne ascendante des profits et l’extinction proportionnelle des forêts et des rivières. Mais il est trop tard pour eux, plus de remédiation ni de retour en arrière possible. La majorité silencieuse est condamnée, elle mourra de faim et de manques, elle étouffera dans l’air vicié. Pour Morceline et les siennes, ne subsisteront que les communautés où réside l’harmonie nécessaire à la survie dans les profondeurs. Dans leurs visions nocturnes, les fouisseuses ont éprouvé l’urgence de s’unir aux exclus qui peuplent les prisons, les asiles et les camps. Elles se dirigent vers les lieux où sont enfermés ces porteurs de futurs pour expérimenter avec eux une organisation nouvelle, souterraine et solidaire.

Nous arrivons aux entrepôts qui détiennent ceux et celles qui seront nôtres. Curieusement, personne ne nous barre la route ; il n’y a aucun système de surveillance, l’ensemble des drones et des gardes se focalisant sur le centre et les quartiers adjacents. Le marais délimite cette zone qui n’appartient plus vraiment à la ville, même si elle se trouve à l’intérieur de l’enceinte. La végétation luxuriante et les ronces qui envahissent l’entrée des bâtiments contrastent avec la campagne stérile au-dehors. Nous passons le porche, la porte blindée n’est pas verrouillée. Nous débouchons dans le couloir menant au hall central. Un noir similaire à notre monde nous étreint. Nous avançons groupées, les sens en alerte et les griffes brandies. Je m’ouvre et je perçois dans le silence des coeurs qui battent faiblement. Nous ne les voyons pas, mais ils et elles sont là, les rebuts, les malades, les inadaptés, les révoltés, les sans statuts. Des milliers de corps reposent en ces murs, des milliers de poitrines qui se soulèvent et respirent à l’unisson ; nous sentons de plus en plus précisément leur présence. Je tente une approche timide. Je m’introduis dans un espace mental et je plonge en apnée. Prise dans un tourbillon, je me démultiplie. Je comprends que l’endroit n’est pas gardé, qu’une piqûre a suffi pour les emprisonner par sédation. Dans le coma, ils et elles ont réussi une libération sans précédent, la mise en commun de leur esprit. Leur force, leur histoire et leurs expériences s’entremêlent. Ils n’ont pas besoin de griffes, de poils, ni de terriers pour s’immerger au plus profond d’eux-mêmes et entamer la lente mutation de l’humanité. Voici le peuple qui survivra à la surface, comme nous survivrons en dessous. La rencontre s’est produite. Nous communiquons. Depuis les volcans, les carrières et les abris souterrains, nous resterons connectées. Nous nourrirons avec eux et avec les composantes terriennes, animales et végétales, nos âmes acérées et nous construirons les mondes à venir. Dans l’obscurité, nous nous préserverons et nous renforcerons ; viendra le temps de la nuit où nos intelligences régneront en symbiose.