morceler

Une cité un peu délabrée en périphérie où je vivais anonyme et invisible. Seule et sans attaches. La brume autour des bâtiments envahissait mon esprit tandis qu’une barre dans le plexus m’empêchait de respirer. Je me hâtais dans la nuit vers un immeuble impersonnel qui semblait vide. Noir absolu dans la cage d’escalier, avait-on évacué les habitants en mon absence ? Je gravis les marches jusqu’à chez moi, m’enfermai à double tour et jetai la clé par la fenêtre ouverte du balcon. Plus rien n’avait d’importance. J’avais raccroché les armes comme on dit ; au sens propre, mon flingue pendait désormais au crochet du placard de la cuisine. J’en avais éliminé des ordures, des sales types qui se croyaient intouchables. 

Mais l’autre jour dans la baignoire, j’avais brûlé tous les faux et toutes les traces, puis j’avais balancé mon ordinateur dans le dévaloir. Je m’accroupis derrière l’entrée, adossée à la porte, les mains sur la tête. Je sentais la lumière du lampadaire au-dehors qui soulignait comme un passage à vide dans mon regard. Un tic nerveux faisait tressauter mes paupières et mes mèches blondes sur le front. Perdue dans mes pensées, je m’affaissais. Bientôt à terre. Moi qui avais employé mon existence à me relever et à ramasser les autres, j’avais échoué et ne pourrais plus rejoindre le monde ordinaire. Ni morte, ni vivante. Dans un entre-deux, la vie aurait le goût amer du cuivre, un goût de vouloir en finir ; peut-être pas de goût en fait, tant que je n’aurais pas mené mon ultime combat. 

Je m’étirai et puisai de la force dans un inspire puissant qui retentit jusqu’à l’étage au-dessus. Couchée sur le plancher, je plongeai dans ma géographie. La descente me brûlait. Distorsion des sens, je glissai dans des profondeurs atemporelles. Je m’enfonçai et je volai. Vue du ciel sur le jardin d’une maison bourgeoise que je rejoignis dans un piqué. Trois chambres sous les combles la nuit. Comme un esprit, je parcourus les pièces à la recherche de Morceline. Je furetai, dans le couloir, l’escalier avec son rouet de conte de fées. Le rez-de-chaussée obscur, la cave, le garage. Des relents de mort sous les voûtes. Je savais que la petite fille survivait quelque part, accrochée à son Doudou crocodile. Se tapissait-elle derrière le morbier qui marquait un temps révolu ou retenait-elle son souffle sous la couverture guettant les monstres dans le miroir en face ? 

Je gagnai le séjour. Maurice bavait devant la télévision, le crâne chauve luisant et clafi de taches brunes. Il se réveillait parfois dans un sursaut et criait quelque chose. Lorsqu’il ronflait, de la morve sortait de son nez d’aigle. Des veinules rouges entouraient sa bouche grande ouverte. Son pull bleu lui boudinait le ventre. Il somnolait dans son fauteuil en cuir, au milieu du salon immense où une tenture médiévale représentait une scène de chasse. A coté de lui sur le guéridon, son verre de porto et le journal La Croix. Il rêvait. Il se revoyait à Chambéry serrant la main du maréchal Pétain en septembre 1942. Il y a peu, il avait racheté sa place au paradis chez les Frères de la fraternité Saint-Pierre. Maurice souriait, les yeux toujours fermés. Tout à coup, il fronça ses sourcils épineux, dérangé par un souvenir de chute brutale après-guerre qu’il chassa en se frappant le front. 

Dans la mansarde, la lune se reflétait sur l’armoire à glace. Morceline aurait pu se voir si elle avait soulevé la couverture. Elle respirait à peine. Elle avait peur d’étouffer, écartelée dans les ténèbres. En effet, il arrivait parfois qu’une forêt envahisse le haut de la maison familiale, l’enfant était alors ensevelie sous la terre et ne parvenait plus à trouver d’air. Des créatures maléfiques rôdaient ; elle extrayait des pierres de sa poitrine pour tenter de neutraliser les doigts qui s’introduisaient dans sa chair et la dévastaient. 

Je l’avais enfin dénichée. Morceline s’était enfuie et réfugiée à la cave. Le sol était inondé de sang et ses pieds nus baignaient dedans. Maurice avait fini sa prière. Il se tenait derrière un pilier tel un dément, se frottant le sexe entre ses mains ravagées. La teinte gris métallique de son visage dissimulait ses traits de grand-père et dans son habit bleu souillé, la petite visualisait, terrifiée, un chirurgien opérant avec un couteau de boucher. Bientôt, ce serait au tour de Morceline d’être disséquée. 

J’occupai le devant de la scène et renvoyai la charogne à l’abattoir. Dans un caveau au milieu des ossements, je me disputai avec les vers pour récupérer l’intégralité de mon corps d’enfant, avant de m’assurer que le vieillard était hors d’état de nuire. Je le remontai également à la surface et crachai une dernière fois sur sa pierre tombale ; j’y gravai mentalement un «  Jamais plus ne repose en paix  » en éparpillant ses restes décomposés aux quatre coins du cimetière.

Je sortis Morceline des griffes du temps et la mis à l’abri avec ses boucles blondes et son regard bleu trouble. Elle grandit et me rattrapa. Dans mon appartement étriqué, j’accouchai du monstre. Maurice n’en finissait plus de mourir. Je l’expulsai. Des jours. Des nuits. Je me vidai. Puis, le passé en racines et en terreau, je quittai définitivement ma demeure et mon enveloppe clandestines. Je pouvais enfin croître et fleurir de mille devenirs.