les défunts dirigeants

Les rues s’étaient vidées, comme après le passage d’un tsunami, plus personne ne s’aventurait dans les parkings défoncés et déserts.

Ne subsistaient que des caddies sans roues, vestiges de cette ancienne zone commerciale reconquise par des ronces féroces qui ne connaissaient pas le profit. Chaque jour avait évacué son lot de marchandises et des nuées de camions surchargés avaient serpenté le long de la côte. Trop pressés, certains avaient dévalé les parois abruptes du mont pour s’écraser en bas, immédiatement pillés par les populations faméliques qui rôdaient alentour. La nuit, seules quelques lueurs de feux brillaient derrière les fenêtres brisées des entrepôts, habités de chats et de zombies sans abris chassés du centre-ville par les tanks.

Pourtant, à l’intérieur de ce qui avait été le siège d’une entreprise, florissant sur le dos de pauvres hères désormais affranchis, se tenait une réunion de crise. On entendait le murmure inquiet de dirigeants défunts qui n’avaient pu se résoudre à déserter le bâtiment, ni surtout à abandonner leurs biens. Quand ils avaient fini par envisager la fuite, on ne trouvait plus ni véhicule ni essence à cent kilomètres à la ronde. Maxence, président général ; Gérard, son fils ; Léon, administrateur et gérant ; ainsi que Odile, directrice générale ; ils avaient cru défendre les lieux armés d’un fusil et d’une pioche. Ils n’avaient plus de foyers car leurs proches avaient déjà gagné le sud ; ils ressemblaient à des cadavres au sang figé, les joues creuses et blanches. Maxence, le véritable propriétaire de l’usine et de la parcelle héritées de son arrière arrière-arrière-grand-père, paraissait long comme l’ennui et voûté par une mauvaise conscience qui commençait à l’accabler ; le crâne et les yeux saillants devant l’attente interminable de ces derniers mois.

– Que faire, je ne peux concevoir de fuir alors que nous avons résisté jusqu’à aujourd’hui, s’écria-t-il, s’épongeant le front en permanence malgré la fraîcheur de la nuit. Il reprit, en nage dans des eaux plutôt troubles : je propose que l’on se barricade mieux et que l’on attende les secours cachés dans l’entrepôt principal au rayon des tomates pelées.

Au-dehors, une clameur lointaine s’amplifiait. La horde s’approchait, menaçante.

– Quels secours et comment tiendrons-nous ? Nous ne pouvons pas combattre à quatre contre une armée de gueux ! pleurnicha Léon, l’ancien gérant du magasin central, livide. Ils sont si nombreux, ne les entendez-vous donc pas ?

Léon avait le front fuyant, comme son esprit parti loin devant sur la route qui, il le savait, le mènerait vers le sud et la liberté. Il répondait à Maxence pour lui-même : – Tu peux toujours crever dans tes caisses ! Qu’ils te dévorent le coeur, s’ils le trouvent ! Moi, je m’arracherai d’ici coûte que coûte !, sans, pourtant, oser livrer le fond de sa pensée. Il s’imagina même assommer le boss à coup de boîtes de conserve. Il se tut, les mains dans sa barbe de quelques jours.

– Nous ne pouvons pas abandonner les lieux ! lança Gérard le fils de Maxence, qui avait des tendances suicidaires et se fichait complètement de perdre sa vie, et le magasin avec. Il rêvait depuis toujours de fin de mondes et voilà que ses prières étaient exaucées. Que son paternel meure, tant mieux ; qu’il survive tant pis.

Odile devait gagner du temps, elle gardait un contact permanent avec la horde, qui avançait dans le noir, à l’aide des derniers talkies-walkies que comprenait certainement la région. Elle en avait remis un au messager lors de la seconde lune. Odile sentait la joie monter : – Je leur donnerai les clés demain, ce soir, tout à l’heure, très vite en tout cas, je leur donnerai tout, de quoi se nourrir et continuer pour l’année à venir, et pourquoi pas, je m’enfuirai avec eux.

Elle n’avait jamais aimé la clique de profiteurs avec qui elle avait dû cohabiter contre son gré ces derniers mois, représentée par l’horrible Maxence. Pleine de haine contre eux et d’amour pour ceux et celles qui avançaient sûrement, durement, inexorablement, elle pensait encore : – On vous aura. Mais, d’une voix mielleuse où perçait une pointe de lassitude, Odile tenta une tirade rassurante :

– Ne nous laissons pas gagner par la peur, personne ne sait que nous sommes là, gardons courage et nous serons sauvés. Ouvrons donc une bouteille de ce millésime. Elle parlait de plus en plus fort, elle hurlait presque pour tenter de couvrir le bruit de ce qui ressemblait à une cavalcade au-dehors.

Gérard adorait les feintes, il prit au vol la proposition : – Oui, et que mange-t-on ce soir d’ailleurs ? Et pour lui, en aparté : – je préfère mourir le ventre plein, on n’est jamais trop prudent.

On eut dit que Léon l’avait entendu, lui qui voulait vivre le ventre vide. Il se saisit du fusil et le braqua sur Maxence, comme piqué par une courageuse mouche : – Je ne veux plus vous défendre, peu m’importe votre nourriture, gavez-vous, moi, je me tire !

Il n’avait pas fini sa phrase que la horde se répandait telle une armée de termites qui chantait joyeusement : – Rejoignez-nous, jamais ne subirons ! Rejoignez-nous, jusqu’au bout nous rirons ! Unis, uniques, libertés nous prendrons ! Pillons, dansons, la mort nous fêterons ! Et à Maxence qui pâlissait encore : – T’inquiète, rien n’est à toi, tout est à nous ! Laisse-nous passer ou les os nous te rongerons !

Odile riait et sautait d’une caisse à l’autre, faisant péter toutes les serrures : – Plus jamais seule ! cria-t-elle avant de se sentir porter haut dans le ciel par la horde qui prenait son envol.

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