dans le noir

Une armée de cafards rouges rôde autour de mon cœur, j’ai peur.

Les pieds pataugeant dans une flaque, Félicienne appuya sur la sonnette qui ne réagit pas. Elle frappa à plusieurs reprises, dérangeant les araignées qui nichaient dans un coin. Depuis quand n’avait-on pas ouvert la porte ?

La plombière avait été appelée pour intervenir en urgence dans cet immeuble délabré en bordure des quartiers nord. En temps normal les habitants, principalement illégaux, préféraient que la municipalité ne mette pas son nez dans leurs affaires. Mais au troisième à gauche, l’eau coulait sous le palier et se répandait en cascade dans l’escalier. Un homme emporté par les flots s’était résolu à alerter les secours. Il avait décrit le sinistre au téléphone rapportant que la locataire ne répondait pas ; une femme effacée, avait-il ajouté, de longs cheveux noirs cachant un regard nébuleux. Morceline, elle se prénommait.

« Ohé, il y a quelqu’un ? Ouvrez ! » Félicienne saisit sa mallette et s’arma d’une perceuse ; la serrure n’opposa aucune résistance. La porte ne bougeant toujours pas, elle brandit le pied-de-biche, attaqua le bois et en démonta des pans. Les mains couvertes d’échardes, elle se retrouva le nez dans une armoire normande qu’elle défonça. En nage, elle repoussa le gros de la barricade formée d’une table, cinq chaises et d’un buffet. Elle se battit contre un yucca, un paravent japonais dont le papier de riz craqua tout de suite, des photos qu’elle imagina de famille, un lion en bronze qui lui laissa une marque sur le front et des bibelots divers qu’elle ne différencia pas. Dans le vestibule, les ténèbres l’engloutirent. Angoissée, Félicienne retourna chercher la lampe torche qui lui faisait de l’œil accrochée à la poignée. Elle arracha les tentures épaisses qui recouvraient les vitres et le soleil reprit ses droits dans un salon d’où les cafards rouges détalèrent. Assez vite, elle trouva le robinet fautif qu’elle tourna sans même user de sa clef anglaise. Elle poursuivit sa visite, écrasant les détritus qui stagnaient dans un jus poisseux, écartant les poubelles, les livres et les vieux journaux afin de progresser dans l’appartement. Lorsque Félicienne arriva à la cuisine, un mur de boîtes de conserve à moitié entamées lui barra le passage ; elle perçut une présence derrière les tours sinistres. Sa lampe se braqua sur une rotule et remonta le long d’un buste blanc auréolé de vert. Son cœur bondit.

«  Oh ! Merde ! Ça … va ? Vous m’entendez ? » Elle se pencha vers le visage pour en sentir la vie juste au moment où Morceline, qui gisait nue sur le sol glacé de la cuisine, planta ses yeux dans les siens. Le feu se propagea en Félicienne comme l’eau dans les escaliers. La douleur la fustigea. Elle hurla à la mort, métamorphosée par ce regard en un chien, un loup, un animal perdu, ou peut-être les trois à la fois. Morceline lui effleura les lèvres du bout des doigts comme pour lui intimer de se calmer, son bras tapa le carrelage et elle sombra. Félicienne se tut instantanément. Elle porta la femme inerte jusqu’à la chambre, déblaya le lit et l’y déposa. Elle récupéra ses outils sur le palier. Consciencieuse, l’ouvrière vissa les morceaux d’armoire sur le cadre en chêne pour en obstruer l’entrée ; elle rempila les meubles brisés dans le couloir et agrafa les draps contre les fenêtres. Enfin, elle pénétra dans la pièce noire d’où s’échappait un léger ronflement. Elle ferma doucement la porte, se coucha à côté du corps froid et s’enveloppa avec lui dans une couverture en laine. Félicienne retint son souffle, mais Morceline fut la première à arrêter de respirer.