défuntes utopies

Je me souviens difficilement de mes retours au milieu de la nuit. La brume envahissait une banlieue défoncée que je traversais comme dans un songe. Au loin, les incendies éclairaient un ciel sans étoiles et m’aidaient à distinguer la route dissimulée par des fougères et des mauvaises herbes. Des ronces féroces attaquaient le bâtiment où je m’étais réfugiée. Des fissures apparaissaient çà et là, sombres lignes serpentant le long du mur qui s’affaissait tel un monstre obèse et fatigué. Dès l’entrée dominaient des effluves d’urine et de moisissures. Chaque nuit, je montais les escaliers dans le noir et gagnais mon abri. Je me barricadais dans une large pièce aux fenêtres absentes, pillées par les occupants précédents. Je bloquais la porte à l’aide d’une barre en métal doublée d’une vieille armoire ; aucune peur ne m’habitait, juste une envie de tranquillité. Je ne voulais pas penser. Je lavais mes mains rougies par le sang, sous un filet d’eau qui s’écoulait lentement de la tuyauterie. Puis je m’observais dans un morceau de miroir éclaté, à la lueur d’un lampadaire qui clignotait au-dehors. Les blessures s’illuminaient par à-coups, les cheveux arrachés, les yeux noirs exorbités, les joues pelées ; et, surtout, une bouche enragée qui semblait figée dans un hurlement. Je fermais la mâchoire et m’enroulais dans une couverture en laine avant de m’allonger sur le sol. Je m’endormais immédiatement d’un sommeil que hantaient mes victimes, ainsi que les doubles issus d’une réalité parallèle. Rejoins-nous, criaient-ils en mon for intérieur.

Je me souviens difficilement des images au réveil. Je gardais en moi des sensations de chaleur au coin du feu, des bribes de discussions avec des morts aimables qui comprenaient et pardonnaient, si tant est que le pardon existât au-delà. Nous dissertions entre personnes trépassées, poètes et rêveuses sur la nécessité d’agir devant l’abîme et nous tombions toujours d’accord. Puis, je recevais des renseignements sur l’état des forces et l’avancée des combats, ainsi que des recommandations pour la suite. Je retrouvais mon amant, Angel, emporté par une longue agonie ou rencontrais ceux et celles qui m’avaient accompagnée ces dernières décennies. Certains exposaient les stigmates de leur mort, qui un trou béant dans le thorax, qui la peau striée de taches, qui le regard empreint de chagrin. Tous et toutes, l’air exsangue, porteurs d’une beauté fascinante d’outre-tombe qui m’attirait irrésistiblement.

– Que te manque-t-il le plus ? demandai-je une fois à mon prétendant défunt. 

– L’été. Le souffle du vent et le bleu du ciel. La fraîcheur de l’océan et la transparence de l’eau.

– Les projections sur l’avenir ?

– Non, désormais je connais le temps et ses boucles infinies. Je vis le présent et le passé, le futur et l’immédiateté.

Les conversations ne duraient pas ; nous étions en effet des millions d’êtres animés par une pensée commune. Nous formions une armée de macchabées, de créatures issues des failles du réel, unies contre la décrépitude de ce monde ou plutôt unies pour en accélérer le procès. Quant à moi, malgré l’urgence de l’action, je peinais à m’extraire du sommeil ; déjà lasse, j’aspirais à me retirer de la sphère matérielle pour rester en communion onirique. 

Je me souviens difficilement de mes émotions lorsque je quittais ma planque au crépuscule, ce moment de la journée ayant toujours suscité de la tristesse en moi. Je n’éprouvais pas  d’appréhension, juste une certitude : il fallait lutter pour l’avènement du vivant et des morts-vivants – enfin pas n’importe lesquels… Nous suivions l’appel des arbres, des forêts, des rivières et des fonds marins détruits, l’appel des animaux et d’une part de l’humanité en voie d’extinction. Celle exploitée, disparue, enfermée dans les camps, noyée en mer, tabassée, muselée, violée, tuée. Depuis les rêves et les zones hors du joug, nous avancions solidairement, achevant les assassins et sauvant ce qui pouvait l’être. C’est pourquoi la tête haute, j’arborais mes cicatrices et me fondais dans un environnement étrange, où les limites se dérobaient.

Je me souviens difficilement de la première fois que j’accomplis une de nos missions. En transe, je parcourus une ville en ruines et désertée par les autorités. J’arrivai dans une aire marécageuse où se dressait la prison. Des ombres m’entouraient, auréolées de vert par la lumière des projecteurs. Nous pénétrâmes facilement à l’intérieur de l’enceinte peu surveillée. Nous mîmes hors d’état de nuire les sbires armés et éliminâmes les cadres, sachant que la mort les rendrait à la raison ; plus tard, nous sabotâmes et fîmes exploser l’aile centrale. Mais auparavant, nous devions descendre dans les souterrains, chercher les êtres y subsistant, les libérer et nous aimanter contre ces chairs brûlantes pour les ressusciter. Je résistai à la tentation d’hiberner qui saisit mes sens, comme au coeur d’un terrier rassurant.

– Finalement. L’apaisement.

– Oui, finalement. Mais commençons …

Rires et légèreté.

Je me souviens difficilement de notre manière de procéder. Nous agissions sur plusieurs plans. Une part consistait à en finir. Une autre, à trouver des complices. Nous faisions pour cela appel à la magie et à la télépathie. Nous explorions les moindres recoins, et toujours plus nombreux, nous unissions les corps et les esprits. Nous construisions des ponts entre le monde matériel et celui onirique et entamions de profondes mutations.

Je me souviens difficilement des mots. Parfois des chants, parfois un cri, un regard ou un geste suffisaient à notre compréhension. La plupart du temps, nous communiquions sans paroles. Nous usions d’un langage intérieur et muet.

Je me souviens difficilement de mon équipement. Sur la fin, je préférais la nudité ; j’avais tellement maigri que je disparaissais. Je ne sentais plus le froid et je voyais trouble, tandis que ma conscience s’aiguisait dans l’immatérialité. 

Je me souviens difficilement de ma décision de non-retour. J’ai choisi l’oubli. Nous avons, je crois, réussi. Béate, je vague éternellement aux confins terrestres avec mes camarades décédés. 

pour une certaine inspiration