Trois heures du matin. Je me noie dans mon lit et me réveille en nage. Les bras en l’air, je refuse de sombrer. Une boule de poils au regard étincelant sourit dans le noir, elle me rassure et m’invite à la rejoindre. Je me lève en titubant et gagne la salle de bain pour rafraîchir mon visage. Le miroir me renvoie une image trouble et des yeux jaunes. Certainement une hépatite, il faut appeler le docteur. Impossible de me recoucher. Je fais couler un bain. La lumière crue du néon accentue les rides sur mon front que je scrute, à la recherche d’un avenir. Armée d’une pince à épiler, j’arrache les sourcils foisonnants qui limitent mon champ de vision. Je suis nue et constate que ma poitrine et mes cuisses ont obscurci, mais je renonce à m’occuper de ce léger duvet qui m’aidera à supporter l’hiver. J’éteins la lumière et m’assoupis dans la baignoire ; je m’anime de temps en temps, bercée par le rire du petit être rond au pelage doux.
Le jour pointe alors que je goge dans l’eau tiède et stagnante. J’effectue quelques exercices de gymnastique, ruisselante sur le carrelage glacé, les membres lourds et le ventre mou. Je recouvre mon corps velu d’une robe longue et d’un manteau en laine et cache mes yeux jaunes sous la visière d’une casquette. A quoi ça rime d’aller travailler ? Dans la rue un soleil blanc m’aveugle et le bruit de la circulation m’agresse. Je peine à me tenir droite, mes muscles flanchent, je vacille et chute sur la route. Un automobiliste m’insulte « Dégage, connasse ! » Une barrière de chantier m’incite à lui répondre ; je la jette sur son pare-brise qui vole en éclats, le remerciant d’avoir ravivé mes forces. Je détale en courant vers le centre commercial et me perds dans la foule déjà dense. Les couleurs et les étalages me provoquent, hostiles. Au rayon ménager, je balance les assiettes et les verres par terre. Une vendeuse m’interpelle « Ne bougez pas, la sécurité va arriver ! » Est-ce qu’elle imagine sérieusement que je vais les laisser m’interner ? Je saute dans l’ascenseur à ma droite et descends au troisième sous-sol. Dans le parking, une ombre me guide jusqu’à une issue de secours, je reconnais le petit être qui hante mes nuits. Je n’en peux plus, je me mets en boule et m’endors derrière un pilier. Lorsque j’émerge, mes ongles se montrent agressifs, je me frotte les joues et le sang coule. Est-ce pour cette raison que le gardien me fixe d’un air bizarre à la sortie du parking ? Gênée, je grogne d’un cri puissant qui m’apaise. Dehors la nuit tombe, j’appelle mon chef. Ma voix rauque s’efforce de former des sons intelligibles « Allô, Pierre-François ? Salut. » « Morceline ? J’espère que tu as un bon motif pour justifier tes absences. Ça fait trois jours qu’on t’attend ! Où es-tu, bon sang ? » J’ai dormi trois jours ? Je raccroche nerveusement et me débarrasse de mon téléphone au fond d’une bouche d’égout. Dans la solitude et l’obscurité du parc qui domine le centre commercial, je m’assieds sous un saule, résistant à la tentation de creuser un trou au milieu de ses racines. Je palpe mes pieds douloureux, m’attarde sur la pointe dure de leurs extrémités ; je n’y crois pas, des griffes poussent sur mes orteils. On dirait que mon corps s’arme, mais pour quelle bataille ? Le coeur en furie, je bondis et cours hors du parc, je cours le long de l’avenue, je cours à perdre haleine. Un nouveau souffle emplit mes poumons.
Retour à la case départ. J’ouvre et referme à double tour le battant de mon appartement. Une flaque se répand sur le plancher ; mon front goutte, un front soyeux dont je ne sens plus ni la peau ni les rides. Face à la glace de l’entrée, deux yeux jaunes me narguent sous un épais pelage. Je hurle et mate leur arrogance en revêtant mes lunettes noires, tandis qu’un keffieh enroulé autour de mon visage en dissimule les poils ; je remonte le col de mon manteau et enfile les bottes de pluie qui traînent dans l’armoire, mes griffes devraient y tenir. Ainsi équipée, je frappe chez Félicienne, ma voisine. Félicienne ! Bordel, réponds ! Une plainte sourde s’échappe derrière la porte qui s’entrouvre, dévoilant la figure touffue de mon amie ; la végétation qui empiète sur ses lèvres l’empêche d’articuler. J’interromps ses gémissements et nous nous prenons dans les bras. Enveloppée dans une couverture orange, elle ressemble à une héroïne du futur arborant une cape de justicière. « Comment ça a commencé ? » « La cave. » « Quoi la cave ? » « Je me suis installée dans un coin de la buanderie, je ne supportais plus mon studio. La concierge m’a surprise, il faut qu’on se tire ! Les flics vont débarquer, c’est sûr. Il paraît qu’il y a des rafles partout en ville. On n’est pas seules, ils en parlent aux infos. Viens, vite ! » Je tarde à réagir, éblouie par les magnifiques canines qui illuminent sa barbe lorsqu’elle ouvre la bouche, la teintant de vert émeraude. « Pour aller où ? » « Le terrier ! » « Quoi le terrier ? » « Le terrier je te dis. » « Où le terrier ? » « Viens je te dis. »
Depuis la cave, nous empruntons un tunnel relié aux canalisations extérieures qui nous mène en périphérie. Exhumation directe au Bois carmin. Les sirènes gueulent et les autorités s’agitent dans le centre, pendant que nos semblables approchent en toute sérénité. Le sourire aux babines, je lisse mes moustaches ; je perçois leurs voix dans ma tête. Bienvenue Peuple de la Terre, bienvenue dans la forêt pour un dernier sabbat. Multitude animale, végétale et de moins en moins humaine, nous exposons nos mutations et tournoyons au milieu de feux de joie. Transe extatique et irrépressible besoin de creuser. Creuser, fouiller, sonder, s’enfoncer, se mêler ; faire un avec le lichen, l’humus et les vers. Au coeur du grand terrier, nos anatomies, douces et souples, se lovent les unes contre les autres jusqu’à se dissoudre et répandre nos puissances à l’unisson des mille et mille milliards de vies qui s’entraniment dans le corps terrestre.
